Brève
relation d’un voyage en pays aroumain (4)
Premierea partie a lire a l'adresse suivante http://arhiva-romanilor.blogspot.fr/2016/02/breve-relation-dun-voyage-en-pays.html
Nimpheo (Nevesca) et sa « nouvelle cuisine aroumaine »
Nimpheo (Nevesca) et sa « nouvelle cuisine aroumaine »
Platamonas,
lundi 13 et mardi 14 juillet. Après avoir traversé la frontière
grecque, nous nous dirigeons vers Platamonas, au sud de
Thessalonique, au pied du mont Olympe, récupérer Stamatis Beis.
Ensemble nous retournerons en République de Macédoine, mais de
l’autre côté du pays, dans la région de Bitola.
A
Platamonas, et en général en bord de mer, les autochtones se
perdent un peu parmi les touristes serbes, ukrainiens, macédoniens
et même grecs, ces derniers étant apparemment souvent plus fortunés
que les autres. On ne voit pas la crise.
Cependant,
à regarder plus attentivement les arrière-boutiques, à écouter
les gens qui travaillent sur place avec lesquels s’entretient
Stamatis pour s’enquérir des dernières nouvelles portant sur les
négociations en cours à Bruxelles on devine une certaine nervosité,
bien contenue. A peine une semaine venait de s’écouler après le
succès retentissant du Non au référendum au moment où nous nous y
trouvions, et Tsipras faisait une nouvelle volte-face en s’alignant
sur les demandes des créditeurs. Stamatis a voté To Potami, pour
l’Europe. J’apprends par lui que plusieurs amis communs du Kemo,
(le centre qui regroupe les chercheurs en matière de langues
minoritaire), font partie de Syriza et viennent d’être promus à
des postes de responsabilité, ce qui ne les empêchent d’être sur
des positions proeuropéennes. Pour ma part, je ne peux pas
m’empêcher de regarder les choses aussi à l’échelle des
Balkans et de me dire que, si par le passé l’Union européenne
a pu être une chance pour la Grèce, partiellement ratée en fin de
compte, certes, il n’en ira pas de même forcément pour les autres
pays de la région qui ont récemment rejoint l’Union ou veulent le
faire. Autrement dit, en matière de pouvoir d’achat, s’il n’y
a pas d’amélioration spectaculaire à attendre dans ces pays,
l’alignement progressif par le bas de la Grèce est tout à fait
envisageable.
En
route vers la Macédoine, je me rappelle d’un jeu de mots que
Stamatis venait de me rapporter à propos de l’éphémère
Principauté du Pinde, mise en place par Alcibiade Diamandi en 1941
sous la protection des occupants italiens alors que la Grèce était
envahie : Athina
vomvardisheashte, Sãmãrina
protevuisiashte
(Athènes est bombardée, Samarina capitale !) Autrement dit, le
monde à l’envers : Athènes ne pouvait pas être bombardée en
raison du respect des nazis, comme des alliés, pour ses monuments,
tandis que Samarina, commune du Pinde située à 1600 m
d’altitude dont était originaire Diamandi ne pouvait pas être une
capitale. Décidemment, le comportement des Aroumains en Grèce a été
souvent tout aussi controversé que celui de leurs compatriotes. La
prochaine étape de notre périple va m’apporter la confirmation
d’une évidence qui mérite toujours d’être rappelée.
Mercredi
15 juillet, Nimpheo
A
Nimpheo (en ar. Niveasta puis Nevesca), située à 1350 m, où
nous grimpons à travers une route en serpentines dans une région
très boisée, sans rencontrer d’autres hameaux ou villages, nous
aurons un exemple éloquent de ce comportement contradictoire et des
bonnes et surtout mauvaises surprises qui attendent ceux qui ont
tendance à envisager les Aroumains comme constituant un tout. La
lecture des trois plaques apposées sur l’imposante église située
au centre de la commune est sur ce point instructive.
La
première remonte à 1867 :
« Cette
église sacrée dédiée au nom du saint père saint Nicolas, évêque
de Myra en Lycie, a été construite à partir de ses fondements par
Mihas Tsirlis, son épouse Zoe et par ses frères à la memoire des
leurs parents et des tous ceux qui ont contribué à son édification,
originaires du bourg de Nevesca, au temps de l’évêque de Kastoria
Nikiphoros, en 1867.
»
Les
deux autres ont été posées en 2002 :
«
Monument
à la gloire de ceux qui sont tombés pour leur foi et leur patrie
les 29 et 30 août 1945. »
La deuxième est plus explicite :
« Cette
eglise sacrée dédiée à saint Nicolas a été construite pendant
la foundation de Nimpheo en 1385 et reconstruite de nouveau en 1867
par Mihas Tsirlis. Elle a été brûlée par les partisans en 1947
devenant ainsi l’autel de l’holocauste de ses défenseurs. En
1951 elle a été construite par l’Association des rédacteurs
(journalistes) d’Athènes sous l’initiative de Nikolaos Mertzos.
Grâce à Dieu, le grand mécène Nicolaos Sossidis, homme patriote,
l’a restaurée depuis ses fondements et l’a dédiée a l’aube
du troisième millénaire après J.-C. à la mémoire éternelle de
l’hellénisme vlachophone et à ceux qui sont tombés pour la
patrie pendant la période de l’évêque de Kastoria Seraphim.
L’archévêque
d’Athènes et de toute la Grèce Christodoulos l’a inaugurée le
25 août 2002. »
Président
de la Société d’études macédoniennes, le journaliste Nikolaos
Mertzos se présente lui-même comme vlachos
dans ses contributions très engagés en matière de patriotisme
hellène dans le quotidien Kathimerini
*. Cependant, les travaux de restauration de la commune, de la
plupart des maisons et de la voirie, sont dus aux descendants d’une
autre famille issue de Nimpheo, les Boutaris, apparentée à celle de
Mihas effendi Thirlis, celui qui avait financé les travaux de 1867.
De retour d’Egypte où il avait fait fortune dans le cotton, en
1864, il aurait ramené dans ses bagages 60 000 pièces en or.
La
réhabilitation moyennant notamment des capitaux privés provenant de
la famille Boutaris de ce « village métropolitain » bâti
par des artisans et des marchands fortunés aroumains aux XVIIIe et
XIXe siècles constitue une réussite assez unique, si nous laissons
de côté un bourg comme Metsovo (Aminciu) qui doit sa prospérité
de ces vingt dernières années à l’intervention de la Fondation
Tositsa. Le trajet de la famille Boutaris - arrivée à Nimpheo de
Kruševo, aujourd’hui en République de Macédoine, au XIXe siècle
- est bien différent : à la tête de la compagnie Boutari,
située à Naussa, Yannis Boutaris est maire de la très
conservatrice ville de Thessalonique depuis 2012, lorsqu’il a été
élu en indépendant, avec le soutien du Pasok). Nimpheo compte
aujourd’hui plusieurs luxueux établissements hôteliers, de
nombreuses maisons restaurées à l’ancienne, de vraies villas,
plusieurs restaurants dont un propose des plats sophistiqués issus
de la « nouvelle cuisine » aroumaine, mais seulement, en
tout et pour tout, une cinquantaine d’habitants toute l’année,
contre 3 500 à la fin du XIXe siècle (1895).
Notre
interlocutrice sur place, une dame âgée qui tenait une boutique de
souvenirs plus ou moins locaux, nous a bien fait comprendre qu’elle
et les autres résidents permanents se sentaient assez seuls depuis
quelques années malgré l’essor spectaculaire du bourg. Nous lui
avons acheté une babiole, puis une seconde, puis elle nous a donné
une troisième et encore une quatrième, puis elle a baissé le prix
des deux premières, tout cela pendant qu’elle nous racontait la
situation à Nimpheo. A 13 heures pile elle a fermé la boutique pour
aller manger chez elle. On dit que les Aroumains sont avares,
peut-être, mais alors la plupart de ceux que nous avons croisés
étaient de sacrées exceptions.
Sans
doute, les travaux de restauration entrepris, y compris la voirie
avec des ruelles pavées à l’ancienne, ont transformé une commune
en voie d’extinction en un centre touristique permettant de se
faire une idée du temps jadis, mais, dans l’absence d’une vie
locale, y compris sur le plan culturel, pour ce qui est des chants et
des danses, le résultat est quelque peu artificiel. Un mois plus
tard, à Bucarest, Florentina Costa, fine connaisseuse de la Grèce,
où elle se rend souvent pour chanter, notamment en compagnie de
Maneka, le « barde » de la chanson aroumaine, a attiré
mon attention sur le fait que, pour les toits, on a trop souvent
préféré la tôle moderne aux ardoises traditionnelles (en ar.
ploci).
Elle devait avoir raison, en partie tout au moins, puisque Stamatis
nous a montré une ou deux maisons dont le toit allongé, en tôle
justement, de couleur verte, avaient été construit dans un style
architectural suédois, parce que leurs propriétaires avaient fait
fortune en Suède au XIXe siècle.
Autre
« curiosité » de Nimpheo : certaines indications
publiques étaient rédigées en aroumain, ce que l’on ne voit
nulle part ailleurs en Grèce, et, de surcroît, chose exceptionnelle
dans le contexte grec, en caractères latins. Le manoir du magnat
Tsirlis, une des attractions touristiques de la commune, récemment
restauré, a été appelé « La soare » face
au soleil.
A
dix-sept km se trouvait Florina, mais on ne l’a pas traversée
puisque nous avons pris la direction du point de frontière, en
empruntant un itinéraire très tortueux conçu vraisemblablement en
sorte de dissuader le voyageur de se rendre en République de
Macédoine. Ceci n’empêchait pas les locaux des deux côtés de
circuler, nombre d’habitants de Florina étant slavophones. On
arrive à Trnovo (900 m), au XIXe siècle encore une des communes
aroumaines situées dans les alentours de Bitola, on dort à l’hôtel
Sumski Feneri, un établissement très confortable et décoré avec
beaucoup de goût, au pied du Parc national Pelister, adresse
dénichée par Stamatis dans un guide de voyage anglais qui précisait
que le patron était vlasi.
Nous l’avons assez vite repéré, au fond de la salle, loin de la
terrasse du restaurant très animée. Il était originaire de
Malovište (ar. Malovishta, Muluvishti), et son hôtel il l’a
construit au fur et à mesure à partir d’un petit restaurant
acheté il y a longtemps. Lorsqu’on l’a félicité pour
l’aménagement très élégant de son établissement et le confort
des habitations, il s’est empressé de nous dire qu’il n’a pas
eu recours à un architecte, c’est son fils qui s’est chargé des
plans et de la décoration intérieure. Avec ce dernier nous n’avons
pas pu nous entretenir trop longtemps, il ne parle plus l’aroumain.
NOTE
*
Cf.
https://balkanstory.wordpress.com/2012/03/13/propaganda-about-the-vlachs/
Brève
relation d’un voyage en pays aroumain. 5
A Malovište, sur les traces des Dunda, Ciomu et autres Passima
Jeudi
16 et vendredi 17 juillet. On reprend la route dans la matinée vers
Malovište (1600 m). La sortie de la route asphaltée est
introuvable. Finalement on s’arrête, bien trop loin, pour demander
à un policier la route. C’est compliqué à tel point qu’il a la
bonne idée de demander au chauffeur d’une voiture auquel il venait
de mettre une contravention de nous conduire jusqu’à la petite
route qui y mène. Comme partout, tout au long du voyage d’ailleurs,
les gens sont très gentils. Après tours et détours, à travers la
forêt, on aperçoit des maisons : quelques-unes encore debout,
la plupart en ruine, abandonnées…
On
arrive au centre de la commune, un carrefour, où je me gare avec
grande difficulté, en pente, sous le regard menaçant de plusieurs
vaches immobilisées dans les parages. Dans les alentours, on
aperçoit des chevaux, des mulets, un âne, des gens qui s’affairent
avec des sacs remplis de provisions qu’ils déchargent d’un petit
camion. Cociu, le mari de la tante de Cristina, vient à notre
rencontre, il nous attendait là depuis un moment. Il a travaillé
plusieurs années en Australie où « il ne voyait jamais la
lumière du jour » (puisqu’il travaillait la nuit !),
nous a-t-on raconté à Bucarest à son propos. Cociu, Gramoshli de
son nom, aura été notre hôte toujours disponible et notre guide
tout au long de notre séjour. Le portail de leur maison s’ouvre,
en fait les maisons sont toutes fermées, ce n’est qu’une fois le
portail passé qu’on se retrouve dans un jardinet, toujours très
propre, comme l’intérieur des habitations d’ailleurs, au confort
très spartiate, si on laisse de côté celles occupées par ceux
qu’on appelle en aroumain dans la région uikendashi,
c’est-à-dire ceux ne s’y rendent que pendant les vacances ou les
week-ends. En règle générale, les maisons sont très serrées les
unes contre les autres, les espaces sont exigus, mais en les
regardant attentivement on réalise qu’autrefois, avant 1913,
nombre d’entre elles étaient coquettes, avec par exemple les mêmes
ornements en fer forgé que l’on utilisait à la même époque en
France. Il y a peu d’espace vert, tandis que les ruelles dallées
en pente n’ont visiblement pas connu de changements majeurs depuis
au moins un siècle.
Et
Cristina et moi, nous sommes effarouchés par le côté littéralement
bouseux de Malovište (en ar. Malovishta, Muluvishti, roum.
Molovişte, gr. Milovista). Le contraste avec ce que ce bourg a pu
être auparavant est frappant. Le père de Cristina, qui y est né,
l’a admonestée en apprenant son intention de s’y rendre et d’y
passer un moment : « Nous on est partis de là, et vous
vous voulez y aller ? » Dans ma famille, côté paternel,
il était souvent question de Malovište mais personne ne s’y est
jamais rendu à ma connaissance. Mon père, mes tentes, sont souvent
allés en Yougoslavie, à Belgrade où se trouvait une partie de ma
famille, et aux quatre coins de ce pays dont ils parlaient couramment
la langue, jamais à Malovište. Et moi et Cristina nous commencions
à leur donner raison, heureusement Stamatis se montrait, lui, plus
enthousiaste.
On
enregistrait tout en filmant parfois nos interlocuteurs, surtout
Draga, la tante de Cristina, qui s’exprimait dans un aroumain
comportant des tournures et des intonations propres au parler
régional de Malovište, ces matériaux étaient précieux pour les
recherches dialectologiques de Stamatis, on arpentait les ruelles, on
visitait tout ce qui pouvait être visité, surtout la Sveta Petka,
enfin restaurée. Au cimetière, les noms de Paligora et de
Gramoshli, comme Cociu, étaient les plus répandus. Cela étant dit,
c’est au cimetière de Bitola que nous découvrirons la tombe de
Cociu, en marbre noir, sur lequel figuraient son nom et celui de son
épouse avec l’année de naissance uniquement…
Là
je me suis subitement rappelé que lors de ma précédente visite,
très brève, deux heures à peine, en 1986, j’ai tenté de me
renseigner à propos d’éventuels tombes de mes
arrière-arrière-grands-parents, ce à quoi mes interlocuteurs du
coin m’ont fait comprendre, je ne me souviens pas des mots mais des
gestes, qu’il était pour le moins extravagant d’imaginer trouver
encore quelque chose plus d’un siècle après… L’autre chose
dont je me souviens, c’est la première question qui me fut posée
par le comité d’accueil venu à ma rencontre à l’entrée du
village. « Avez-vous quelque chose à revendiquer ici ? »
m’a-t-on demandé de brûle-point juste après avoir décliné le
nom des familles du côté paternel, les Ciomu devenus Trifon de
Sofia et les Dunda de Belgrade. Ma réponse négative les a
rassurés.
En
sillonnant les ruelles, lors de nos déplacements, on est tombé sur
un petit groupe de personnes, dont un couple à la retraite qui
vivait en Australie et passait l’été à Malovište, qui
bavardaient au seuil de la porte de leur maison. De fil en aiguille,
ils n’ont pas tardé à « situer » Cristina et sa
famille tandis que nous, nous avons compris que ces personnes étaient
au courant du détail des sommes laissées en héritage aux
différents membres de sa famille vivant à Bucarest par une tante de
Cristina décédée quelques années auparavant à New York.
L’information circule vite parmi les Aroumains vivant aux quatre
coins de la planète.
1886 : et foule arracha la barbe du métropolite grec…
Une autre fois, juste avant de
monter à travers la forêt vers l’église Ayia Ana, où les
habitants de Malovište
et des alentours se rendent les jours de pânâyr
fête,
on a aperçu derrière un muret assez élevé, posée sur une maison
en assez bon état, mais apparemment pas habitée, une plaque
comportant l’inscription « Ecole des jeunes filles grecques
de la communauté grecque orthodoxe de Milovista, 11 Janvier 1911 ».
En effet, si Malovište faisait partie des rares bourgs prospères
d’artisans et commerçants aroumains où une école roumaine a pu
être implantée, le parti grec n’était pas moins présent et
influent. Enfant, j’ai entendu à maintes reprises parler de cet
épisode héroïque qui a conduit à l’ouverture de cette école
parce qu’une certaine teta
Constantina, que je n’ai évidemment pas connue, y aurait
participé. Le récit qu’en a fait par l’ancien instituteur Guşu
Papacostea-Goga dans ses
mémoires correspond presque mot pour mot à l’histoire que l’on
racontait autrefois dans ma famille. La voici :
« En 1886
à Malovište, les-partisans du parti roumain, devenu majoritaire,
ont investi l’école communale. Accompagné des gendarmes, le
métropolite grec ne tarda pas à se rendre dans ce bourg. Ils firent
irruption dans le local de l’école, jetèrent par les fenêtres
les livres en roumain et procédèrent à l’arrestation de
l’instituteur. La foule arracha la barbe du métropolite, ce qui
entraîna d’autres arrestations. Sur la route de retour vers
Monastir (aujourd’hui Bitola), le convoi fut suivi par les
habitants de Malovište qui voulaient protester auprès du vali.
N’ayant pas obtenu gain de cause, le maire et les membres du
conseil communal envoyèrent une lettre au supérieur des lazaristes
et au vali
pour leur faire part de leur intention de reconnaître comme chef
religieux suprême le pape. Mis au courant, le métropolite
s’empressa de donner son accord pour l’école communale roumaine
de Malovište. »
Après
avoir traduit l’inscription grecque, en parlant de choses et
d’autres, Stamatis nous apprend qu’à Thessalonique comme à
Athènes on peut tomber sur des rues dont le nom est odos
Milovistis ou encore
odos
Monasteriu.
Voskopojë (en gr. Moschopolis) et Kruševo sont aussi à l’honneur,
sans parler des bourgs aroumains situés en zone grecque tels que
Perivoli ou Metzovo (ar. Aminciu). Rien de tout cela en Roumanie, ce
qui rappelle, si besoin est, la distance qui sépare ces contrés
habités par les Aroumains du pays des Roumains nord-danubiens, deux
mondes réunis un temps, en partie artificiellement.
Dès
les premiers contacts avec Malovište et tout au long de notre
séjour, je n’ai pas eu de cesse de me demander comment et de quoi
vivent les gens qui habitent tout le temps dans la commune. Sur les
quelque cinquante maisons qui restent debout, plus de la moitié
seraient habitées toute l’année. En 1900, on comptait plus de
500 maisons dans ce bourg commerçant florissant en ce temps dont le
déclin est constant depuis la disparition de la Turquie d’Europe,
dernier territoire du grand marché de l’Empire ottoman dans les
Balkans au cœur duquel se trouvaient un bourg comme Malovište. De
nos jours, sur place, les principales activités sont l’exploitation
du bois vendu à la coopérative, et le ramassage des fruits de
forêt. Un salaire mensuel conséquent est ainsi assuré à ceux qui
s’adonnent à ce métier, même s’ils ne peuvent travailler que
de mai à novembre. Les bûcherons, qui ont en charge également le
Parc national Pilister, ont chacun trois à quatre chevaux de
montagne et un mulet. Avec un peu de chance, on peut ramasser 70 de
kilos de myrtilles et de mûres par jour.
Décidément,
une fois qu’on a quitté Malovište, on ne revient plus et ceux qui
y vivent encore espèrent la quitter un jour. Pourtant, il y a des
exceptions. Cociu, notre hôte, s’y trouve mieux qu’en Australie,
un oncle de mon père semble y être revenu, à en juger par une
fontaine érigée en 1928 qui porte son nom, Taşcu Trifon Ciomu.
L’oncle de Cristina, Tache Pasima (avec un seul « s »*),
y est venu à plusieurs reprises et a même réalisé le buste de
Constantin Belimace, le poète « national » des Aroumains
né en 1848 à Malovište, que l’on peut admirer en montant vers
l’église. Et, sommes toutes, nous faisons partie des exceptions,
puisque nous sommes venus et, qui sait, nous y retournerons un jour…
A Bitola, avec Hristu Paligora
Hristu
Paligora, lui, il vit et travaille à quelques dizaines de kilomètres
plus loin, maintient des liens constants avec sa commune d’origine
où demeure encore une partie de sa famille et c’est à ses
initiatives en tous genres que Malovište s’est invitée dans
l’actualité ces dernières années et c’est sur la poursuite de
ses efforts que repose en grande partie l’avenir de Malovište.
Nous l’avons rencontré à Bitola, où il nous a baladé dans les
rues de la mahala
quartier
aroumaine de cette ville dont on disait qu’elle comportait le plus
grand nombre de pianos à queue par rapport au nombre d’habitants,
on a passé en revue les consulats honoraires d’antan rouverts
symboliquement de la rue principale Chirok Sokak, visité l’imposante
église Saint Dimitri, bâtie grâce aux dons de riches commerçants
aroumains et dont le curé nous a salué pompeusement en aroumain,
visité le cimetière aroumain, seul acquis « national »
hérité de la période où l’État roumain apportait une
assistance culturelle aux Aroumains et poussé la promenade jusqu’au
site antique d’Heraclea.
C’est
à Hristu, qui est, par ailleurs, chargé de la restauration des
monuments historiques à l’échelle régionale, que l’on doit
l’ethnofestival annuel de Malovište, manifestation qui n’a plus
été renouvelée dernièrement, faute de financement, l’édition
de plusieurs brochures et cartes postales, l’organisation de
plusieurs ateliers d’artisanat (sculpture sur le bois, tissage), la
surveillance des travaux qui ont eu lieu à l’église Sveta Petka,
dont la peinture fut restauré grâce au soutien d’un autre
Paligora, celui de Skopje. Il s’est montré plutôt réservé sur
l’avenir, mais pas prêt d’abandonner. Dans de telles situations,
a-t-on vraiment le choix ?
NOTE
*
Les approximations des fonctionnaires publics dans l’enregistrement
des patronymes aroumains, surtout lorsque leurs porteurs
s’installaient dans un nouveau pays, ont pu parfois contribuer à
la « division » des membres d’une même famille. La
transcription en caractères grecs, cyrilliques ou latins et les
« adaptations » nationales du nom d’une même famille
dont les descendants se sont retrouvés dans différents Etats de la
région lors de l’établissement des frontières actuelles a eu des
effets encore plus prononcés. Tiberius Cunia
raconte, par exemple, comment ses cousins germains s’appellent
Kunievsky en République de Macédoine, Kuniević en Serbie et Kunias
en Grèce. (Ilie Traian, Tiberiu
Cunia, un Coresi aromân, Constanţa,
Roumanie, 2002, p. 208.)
Brève
relation d’un voyage en pays aroumain. 6
De
Voskopojë à Shipska
Samedi
18 et dimanche 19 juillet. Après
une brève halte à Sveti Naum, le monastère et ses alentours qui
ont causé tant de soucis au colonel Ordioni lors de l’établissement
des frontières définitives entre l’Albanie et la Serbie*, on
passe la frontière et on roule sans s’arrêter jusqu’à
Voskopojë, via Korcë (ar. Curceaua). Une fois arrivés, on
s’installe dans la maison du curé de la commune, papu Thoma
Samara, contacté auparavant grâce à une connaissance commune de
Gjirokaster, Spiro Poci, juste à côté de l’église Saint
Nicolas, sa paroisse.
Voskopojë
est située sur un plateau, ce qui permet se faire une idée assez
précise du riche passé de ce lieu. On y respire, pour de bon, ce
qui permet d’effacer la déprimante Malovište que nous venons de
quitter. Sur un point, le nombre élevé des maisons qui ne sont pas
habitées toute l’année, des similitudes existent mais
l’échelle n’est pas la même : sur les quelque 200 maisons, en
pierre, récemment restaurées ou construites le plus souvent selon
les normes anciennes à Voskopojë, rien à voir avec celles, en bien
plus mauvais état, de Malovište, 140 sont habitées toute l’année,
nous explique le prêtre qui officie dans cette commune dont il est
natif et qui nous héberge. Sans doute le peu d’habitants qui
restent à Malovište devront attendre longtemps pour connaître
l’essor touristique actuel de Voskopojë, où se sont déroulées
cette année, entre autres, les festivités de l’élection de Miss
Albania. C’est également à Voskopojë qu’a eu lieu une
grand-messe des Aroumains des quatre coins des Balkans au mois d’août
2010.
J’arrive
ici pour la troisième fois. Autant sinon plus que le site lui-même,
la chose qui m’a impressionné la première fois, en août 1991,
fut la sobriété de ses habitants. Elle ressortait tant du récit
aussi précis que possible, sans la moindre lamentation surfaite, des
temps qu’ils venaient de traverser que du refus catégorique de
toute aide. En sortant de chez Dhori Falo, mon hôte qui publiera
quelques années plus tard la Trayedia
ali Muscopuli
[la Tragédie de Voskopojë] en albanais et en aroumain, j’ai dû
recourir à mille stratagèmes pour faire accepter aux kyrielles
d’enfants et à leurs parents qui nous entouraient les tablettes de
chocolat, les paquets de café, etc., que nous avions amenés, alors
qu’auparavant, tout au long de la traversée du pays, depuis la
frontière avec le Monténégro en passant par Tirana, notre voiture
était littéralement prise d’assaut à chaque halte. Le deuxième
séjour dans ce pays, en août 2003, je le dois au lombago de Tacu
Piceava, l’éditeur de la revue Bana
armãneascã,
qui m’a permis d’occuper le siège resté vide du minibus qui
allait nous conduire en Albanie, après la Macédoine et avant la
Grèce. Je serai toujours reconnaissant à Thede Kahl, l’organisateur
de cette belle excursion, un véritable « retour au pays »
pour nous, et à mes compagnons de voyage : Alexandru Gica,
Evantia Bozgan, Zoe Geaca, pap Santa, Marilena, les Oane, les Grasu,
Stila Beca, les Calintaru un certain Cola dont je ne me souviens pas
très bien sans oublier Aurica Piha et Zoe Carabas que nous avons
récupérées en route.
Depuis
mon premier séjour, il y a presque un quart de siècle, l’Albanie
a beaucoup changé et, quoi qu’on en dise, on ne peut que s’en
féliciter, ce qui ne saurait évidemment faire perdre de vue les
innombrables tares de l’après-communisme.
Une
virée à Shipska
Dimanche
matin, nous partons à pied pour une autre localité aroumaine située
à deux-trois heures de marche, Shipska. A peine partis de Voskopojë,
nous croisons un drôle de personnage, très âgé, confortablement
assis sur son âne chargé de bois, que nous saluons en aroumain. Il
nous interpelle à son tour : « Dites-donc, vous,
qu’avez-vous fait de ce pays ? Eh ben, du temps de Hodja il y
avait bien un docteur au village, n’est-ce pas ?
Puis, toujours sous
le coup du raki
(boire du raki
le matin semble faire partie des traditions locales ici comme en
République de Macédoine), il suggère qu’on lui donne un billet.
Je l’envoie balader, mais il ne semble pas fâché de nous avoir
mis à l’épreuve : E
tora shi voi gionji
Allez,
maintenant vous aussi, les jeunes ! »
Vraisemblablement, il se rendait à Voskopojë parce qu’à Shipska
il n’y avait plus de médecin.
Dès
notre arrivée, au village, une vieille dame tout de noir vêtue,
très alerte pour son âge, ouvre le portail et avance vers nous pour
nous dévisager de plus près :
« Nous
ne sommes plus que 10 familles (sur 70), nos enfants sont les uns
« chez le Grec », les autres en Allemagne, s-asparse
hoara, le
village a éclaté,
les jeunes partent, comment faire ? Bref, « ma
njinti era cama ghine »
avant
c’était mieux,
puisque elle, comme sa mère, est née à Shipska, s’y est mariée,
y a travaillé, y sera enterrée.... C’était dans l’ordre des
choses, Hodja ou pas. L’hiver, elle le passe en Grèce, chez un de
ses fils, auprès d’une kirielle de neveux. Elle le dit, comme si
c’était traverser la rue pour aller deux maisons plus loin.
Les
autres personnes rencontrées, plus jeunes, semblent accepter le
nouvel « ordre des choses », parce que c’est ainsi,
alors qu’avant c’était un « autre ordre des choses »,
et on avait fait avec, aussi. Tel est le cas de ce couple, la
trentaine, de condition visiblement modeste, resté sur place,
exploitant ensemble une petite ferme, lui travaillant comme tant
d’autres dans le ramassage du bois, elle, tout sourire, contente de
s’entretenir avec nous. Très ouverts, sereins aussi, les deux
m’ont rappelé l’enthousiasme manifesté par un autre habitant de
Shipska, rencontré à mi-chemin entre Voskopojë et Shipska, au
volant d’un vieux tacot. Un peu surpris mais pas vraiment étonné
de s’entretenir avec nous en aroumain (en rrmãneashte
plutôt, ici en Albanie), il s’est montré résolument optimiste en
nous expliquant qu’il n’était pas encore possible ici, comme à
Voskopojë, d’être hébergé sur place (familly tourism !
dit-on déjà en Albanie), mais que cela viendra bientôt, l’année
prochaine peut-être. Le modèle économique Voskopojë faisait des
émules à Shipska ! En attendant le boom hôtelier à venir, il
nous dit de passer chez lui quand il sera de retour pour goûter son
raki,
et même dormir…
Sur
place, on constate que l’ancien système de canalisation des
ruelles dallées semble fonctionner et qu’il n’y a pas autant de
ruines qu’à Malovište,
tandis que les quelques nouvelles constructions s’alignent en
partie tout au moins sur les anciennes.
Moment
fort du périple, l’arrivée au shopat,
que l’on appelle ici fontana
source
d’eau, fontaine.
L’eau y est aussi fraiche l’été que l’hiver, même
température, on s’y désaltère en écoutant la musique de l’eau
qui jaillit de trois robinets à la tête de lion en fer forgé. Le
shopat
est un motif récurrent dans la chanson traditionnelle aroumaine.
C’est de shopat
qu’il est question aussi dans la chanson interprétée par Cristian
Ionescu, qui fut, à ma connaissance, la première chanson moderne ou
plutôt modernisée aroumaine à succès en Roumanie, un véritable
tube à la radio dans les années 2000 :
La
mushatã armãnã/La shopatlu din vale/Totna cându nedzi/Inji badzi
miraki mari…
Ma
belle aroumain/Chaque fois que tu te rends/A la fontaine de la
vallée/Tu me rends heureux.**
Puis
on visite l’église Ayu Yorghi. Construite avant celles de
Muscopuli, les gens ici disent plutôt Vuscopuli, nous annonce la
dame venue nous ouvrir accompagnée de sa petite-fille. Cette église,
peut-on lire sur la plaque accolée au mur extérieur du bâtiment, a
reçu un prix prestigieux décerné par Europa Nostra pour la qualité
de la restauration dont elle a fait l’objet il y a quelques années
avec le concours de la fondation de Yiannis (neveu d’Evanghelos, le
ministre d’Affaires étrangères) Averof de Metsovo. L’originalité
de son architecture a dû y contribuer aussi. Les fresques sont très
belles, des couleurs gaies, des formes simples, suggestives, une
certaine spontanéité inattendue pour ce genre de lieu de culte dans
la zone où nous nous trouvons. Le cimetière, aux alentours, réunit
des tombeaux en marbre blanc, récents pour la plupart, fort
élégants, avec des noms et prénoms aroumains assez typiques. Je
fais remarquer à Stamatis que les noms aroumains n’ont pas été
slavisés (en ov)
ni grécisés (en s).
L’explication est toute simple, m’explique-t-il, la forme des
noms en albanais est la même qu’en aroumain.
La
dame, âgée peut-être d’un peu plus de 50 ans, nous raconte
qu’elle a vécu une dizaine d’années à Selanik (la forme
albanaise est utilisée souvent par nos interlocuteurs, qui
n’ignorent pas pour autant, quand on leur demande, la forme
aroumaine, dérivée du latin, pour Thessalonique, « Sãruna »).
Pourtant, pendant tout ce temps, elle n’a pas appris le grec,
puisqu’elle a évolué parmi des Aroumains. Elle n’a pas le
profil « paysan », bien au contraire, et se contente de
constater ce fait. Les réseaux sociaux aroumains en Grèce sont
assez forts pour favoriser de telles situations, conclut Stamatis.
Les
formules de politesse échangées avec les gens tout au long de la
traversée du village rappellent celles, quasi rituelles, que l’on
entend souvent dans les capitales de l’Europe occidentale dans la
bouche des travailleurs immigrés s’adressant à des proches
originaires des mêmes régions de l’Afrique subsaharienne. A vrai
dire, c’est la première fois que j’ai réalisé le plaisir que
ce genre d’échange peut procurer. Jusqu’ici je prenais ce genre
de babillage pour futile sinon débile. Comme dans le cas des
immigrés susnommés, les échanges de formules de politesse avaient
lieu sur des positions d’égalité. A chaque nouvelle rencontre,
Cristina déclinait nos profils : elle, aroumaine par la mère
et le père (ce dernier a quitté Malovište à 7 ans pour
Thessalonique avant de venir à Bucarest), moi, par le père,
originaire lui aussi de Malovište, nés à Bucarest les deux mais
installés à Paris. Originaire de Larissa, travaillant à Athènes,
Stamatis avait, lui une grand-mère aroumaine, prénommée Canavara,
de Krania (ar. La Cornu), en Grèce. Notre situation ne devait pas
paraître très originale à nos interlocuteurs puisque leurs enfants
ou petits-enfants qui s’étaient établis ailleurs conservaient
avec eux un rapport somme toute similaire à celui que nous pouvions
entretenir avec notre lieu de naissance, celui de nos parents, etc.
Certes, chez eux le phénomène était plus récent puisque l’Albanie
de l’après-guerre a été complètement fermée vis-à-vis du
monde extérieur jusqu’à 1990. A deux reprises, à la question de
leurs relations avec ceux partis travailler à l’étranger, s’ils
revenaient les voir, on nous a rétorquée : « Oui, ils
viennent nous voir, en vacances, comme vous, quoi. »
Le
moins que l’on puisse dire est qu’au cours des entretiens que
nous avons eu lors de notre séjour à Shipska la curiosité était
réciproque et, je pense, le plaisir partagé. A un moment donné, et
l’image a fortement impressionné Cristina, lorsque nous bavardions
avec des paysans qui creusaient un puits, nous avons remarqué, à
une bonne centaine de mètres, un jeune homme, en compagnie
apparement de plusieurs membres de sa famille, qui nous observait à
travers une longue-vue.
NOTES
Brève
relation d’un voyage en pays aroumain. 7
Retour
à Voskopojë
La situation en Albanie n’est pas facile pour les Aroumains. Dès lors que l’on met l’accent sur leur parenté avec les Grecs ou avec les Roumains, ils cessent de faire figure d’autochtones ce qui, sur place, est plutôt un handicap, un handicap relatif cependant puisque parfois compensé par les largesses tant des Grecs, en matière de permis de travail, que des Roumains, quand il s’agit notamment des bourses d’études.
Dimanche
19 juillet. Sur le chemin de retour, à l’approche de Voskopojë,
juste après le pont qui date de l’époque ottomane, on demande la
route à des ouvriers albanophones qui travaillaient la pierre, selon
des techniques traditionnelles, sous un soleil de plomb, dans les
chantiers de construction de nouvelles maisons destinées aux
Albanais aroumanophones ou albanophones, originaires de la région ou
d’ailleurs qui ont fait fortune depuis la chute du régime Hodja,
contrairement aux personnes que nous venons de rencontrer lors de
notre périple à Shipska. Je suis d’autant plus agréablement
surpris par ces maisons qui s’intègrent bien dans le paysage et
rappellent l’habitat traditionnel de cette commune que lors du
précédent bref séjour à Voskopojë, en 2001, j’avais été
choqué par plusieurs bâtiments d’un kitch parfait. L’urbanisme
actuel, m’a-t-on dit, remonte à une date plus récente.
Apparemment, en matière d’urbanisme, des efforts ont été faits
et les permis de construction ont été accordés en fonction d’un
plan général.
A
peine arrivés à Voskopojë, nous avons été conviés à une petite
collation servie dans le jardin de nos logeurs. La tourte préparée
sur le champ, le fromage, tout était très bon, certains parmi les
invités, des jeunes de surcroit, ce qui était surprenant,
accompagnaient la collation d’un petit verre de raki. Parmi le
convives, le fils du prêtre et sa fiancée, un cousin avec sa femme
et ses deux enfants. Le premier avait fini la faculté de théologie
à Athènes, et travaille dans une banque à Tirana, le second au
service financier de l’archevêché orthodoxe albanais. Selon
plusieurs sources, mais il n’y a pas unanimité, l’actuel
archevêque de Tirana, Durres et de toute l’Albanie, Anastasios,
serait plus « progressiste » que les autres hauts prélats
grecs. Début février, Alexis Tsipras lui aurait même proposé le
poste, plutôt honorifique, de président de la République grecque.
Lors des discussions à bâtons rompus qui se déroulent en
alternance en aroumain et en grec, les deux se montrent très
ouverts, modernes, sans aucun complexe. A un moment donné, l’un
d’entre eux m’a demandé, moi, puisque j’ai été présenté
comme auteur de deux livres sur les Aroumains, comment résumer, en
deux mots, « la question ». J’ai répondu aussi
simplement que possible que les Aroumains sont aroumains et grecs en
Grèce, aroumains et roumains en Roumanie, aroumains et albanais en
Albanie, d’une part, et, d’autre part, autochtones en Grèce,
Macédoine et Albanie, mais pas en Roumanie… Au cours du dernier
millénaire, la langue a connu une longue évolution en parallèle,
chez les futurs Roumains et Aroumains, sans qu’il y ait contact
entre les deux. Le jeune Samara a même manifesté le souhait de
faire un doctorat sur ce thème tout en exprimant ses craintes à
propos des propagandes nationalistes qui ont cours dans les Balkans.
Je lui ai conseillé de chercher à le faire via les instances
européennes ou en choisissant des professeurs balkaniques neutres,
sans rapport particulier avec le monde aroumain. Tout cela lors de la
discussion que nous avons eu en aroumain.
Un
peu plus tard, Stamatis m’a raconté comment il lui avait dit les
mêmes choses en grec. S’agissant des Aroumains, de leurs
« origines » et identité les convergences sont
suffisamment rares pour que l’on éprouve un grand soulagement
quand le cas se présente ! Leur situation en Albanie n’est
pas facile. Dès lors que l’on met l’accent sur leur parenté
avec les Grecs ou avec les Roumains, ils cessent de faire figure
d’autochtones ce qui, sur place, est plutôt un handicap, un
handicap relatif cependant puisque parfois compensé par les
largesses tant des Grecs, en matière de permis de travail, que des
Roumains, quand il s’agit notamment des bourses d’études.
En
écrivant ces lignes, je n’ai pas pu m’empêcher de faire un lien
avec le livre de Weigand* qui vient d’être traduit en roumain et
surtout avec mon embarras devant une remarque de Kira : « Il
ne s’agit, somme toute, que d’un journal de voyage, pourquoi lui
accorder une telle importance ? » A vrai dire, ce que je
suis en train d’écrire s’apparente aussi à un journal de
voyage, ce qui est nouveau en ce qui me concerne. Certes, les
journaux de voyages du XIXe siècle-début du XXe m’ont permis
d’apprendre et de comprendre beaucoup de choses sur les Aroumains
mais de nos jours est-ce que cela a encore un sens ? Je n’en
suis pas certain et si je me laisse aller à un tel exercice c’est
parce que les moments passés dans la compagnie de mes
« coethniques » m’ont procuré un réel plaisir et
m’ont permis de trouver un début de réponse à plusieurs
questions que je me pose depuis longtemps. Il y a eu, par exemple, au
cours de ces entretiens un moment de grâce pour moi. Il s’agit de
l’échange de Cristina avec une grand-mère très âgée, toute
frêle, droite comme un i, tout de noir vêtue, encore plus typée
que les vielles siciliennes ou grecques les plus typées que l’on
puisse imaginer. Le voici en aroumain :
« Maie, di iu hi tine, iu erai fapta ? »
D’où
es-tu grand-mère, où es-tu née grand-mère ?
lui demanda Cristina, ce à quoi elle semblait ne pas savoir quoi
répondre. « Di
care hoara hi tine ? »
De
quel village ou bourg es-tu ?
« Em, ymnamu di
auoa nclo, care shtie, cu oile… »
D’ici,
de là, je ne sais plus très bien, tu sais, avec les moutons….
En effet, pour ce qui est de sa génération, beaucoup d’Aroumains
étaient encore semi-nomades, alors l’importance du lieu de
naissance était toute relative vu les grands déplacements à la
recherche du meilleur pâturage. Et il en sera de même pour bien des
artisans, commerçants, professions libérales et intellectuels
aroumains jusqu’à nos jours. Mon intérêt pour les Aroumains,
indépendamment même des mes ascendances aroumaines, est dû, me
semble-t-il, à la passion que j’ai voué à la mobilité, au peu
d’importance que j’ai accordé aux préoccupations concernant le
rapport à la terre, à la stabilité, à l’enracinement qui
caractérisaient ceux de ma génération dans un pays comme la
Roumanie.
Dire
la messe en aroumain, voici une revendication rituellement avancée
depuis plus de deux décennies par les associations militant pour la
revitalisation du monde aroumain dans les Balkans. Les autorités
ecclésiastiques des différents États concernés se sont bien
gardées de donner suite à cette demande, mais dans les faits, cela
est devenu possible au cas par cas lorsqu’il y a bonne volonté
localement. Vue de Voskopojë, la situation m’est apparue comme
autrement alarmante. « Nous n’avons pas de livre sérieux
permettant de dire en aroumain la messe lors des mariages, des
baptêmes, des enterrements, on le fait comme on peut, selon ce que
chacun sait », m’explique le papu Samara, on me montrant un
livre de prières édité à Paris dans les années 1980 dans un
roumain aroumanisé difficilement compréhensible pour un
aroumanophone. Et pourtant, lors de notre dernière soirée à
Voskopojë, nous avons eu droit à un véritable mariage aroumain,
plein de monde, certains venus de Grèce, la plupart de Voskopojë
même. La messe était dite en albanais et en aroumain, les jeunes
mariés étaient venus d’Athènes, où ils travaillaient, la
cérémonie ayant commencé immédiatement après leur arrivée en
voiture.
Epilogue :
à
Pefkohori, j’ai même rencontré des Aroumains heureux !
Sur le chemin du retour, en Grèce, nous faisons escale à Pefkohori chez les Mantsu, avec lesquels nous étions à Punikva, pour nous relaxer, enfin, après les innombrables allers-retours au carrefour des trois pays traversés, avant de prendre le chemin de retour vers Bucarest. La Chalcidique est de plus en plus bétonnée, mais la mer tout aussi belle qu’il y a vingt ans quand je suis passé par ici. Dans le village ou nous séjournons, il reste encore un minuscule quartier ancien, très animé, dans la belle tradition grecque. Lorsque Kira, notre hôte, nous fait visiter les alentours, nous sommes littéralement épatés : elle vit à Francfort, les gens qui ont construit l’immeuble où elle habite en été, que nous croisons, sont des Albanais aroumains de Korcë qui travaillent depuis un bon moment dans la région, et ont fini par s’y installer, à la plage, nos voisins sont un couple de Grecs aroumains dont le mari travaille à la mairie, le soir, en nous promenant, nous tombons sur plusieurs membres d’une famille toujours aroumaine qui vit à Paris le reste de l’année. Et oui, on entend des gens parler l’aroumain dans ce coin perdu de la Chalcidique. Tout cela dans une atmosphère de détente, sans suspicion ni tension. Les retrouvailles dans ce genre, qui signifient une nouvelle recomposition des circuits aroumains là on ne s’y attendait plus, procurent plus de plaisir et rassurent davantage que les petites avancées en matière de sanctuarisation des lieux d’origine qui nous tirent vers un passé prestigieux peut-être, commun certes, mais révolu et nous empêchent de vivre le pays aroumain là où nous nous trouvons, tels que nous sommes aujourd’hui.
Décidément, à Pefkohori, loin du pays aroumain, j’ai même rencontré des Aroumains heureux !
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