Brève
relation d’un voyage en pays aroumain (1)
« Nu
ni vor » (Ils
ne nous aiment pas)
Mercredi
8 juillet. Départ le matin de Bucarest, arrivée en milieu
d’après-midi à Skopje, parcouru à peu près la distance, un peu
plus de 500 km, qui sépare limites méridionales de la Roumanie des
« frontières » septentrionales du « pays
aroumain » qui se trouve à cheval entre quatre États :
la République de Macédoine, l’Albanie, la Grèce et la Bulgarie.
Enfin
trouvé l’hôtel recherché, un 5 étoiles baptisé Aleksandar
Palace joliment situé sur les bords du Vardar, en dehors de la
ville. Moins kitch que prévu, aucun membre de l’illustre dynastie
macédonienne en vue. De Belgrade, notre amie Lila Cona, la
traductrice de mon livre en serbe, a annoncé notre arrivée, en
sorte que le propriétaire de l’établissement est venu à notre
rencontre et en moins d’une heure nous voilà installés dans une
suite. Suivent plusieurs vraies surprises. D’abord, Cristina parle
l’aroumain avec un naturel qui me fait une grosse impression. Cette
langue sera pratiquement celle dans laquelle nous communiquerons le
plus tout au long de notre périple, la seule que nous ayons eu en
commun avec la plupart de nos interlocuteurs. Sterio Nakov, notre
hôte, la parle avec un plaisir non dissimulé, c’est sa langue
maternelle. Il n’a pas du tout le profil nouveau riche un peu
lourdingue des Aroumains fraichement enrichis de Roumanie auquel je
m’attendais. Pourtant, il est issu d’une famille encore plus
récemment sédentarisée que celles des Aroumains colonisés entre
1925 et 1932 dans le sud de la Dobroudja roumaine en ce temps.
L’histoire de sa famille, il nous l’a racontée au hasard d’une
question que je lui avais posée à propos du l’église du
monastère Sveti Joakim Ossogovski édifiée à la fin du XIXe siècle
avec le concours de ses ancêtres qui figurait sur l’immense mur
intérieur de l’hôtel aux côtés de la fameuse Sveti Naum. Elle a
quitté la montagne Sushova (en mac. « sans eau »),
située à l’est de l’actuelle République de Macédoine, au
lendemain de la Seconde Guerre seulement. Avec les papiers turcs sur
lesquels figuraient les privilèges dont jouissait cette famille à
l’époque ottomane, donc avant 1913, ses descendants étaient en
train de tenter de faire valoir leurs droits. C’est faisable, mais
cela va mettre longtemps, fait-il remarquer, sous notre regard
incrédule vu le nombre de propriétés que nous venions de
comprendre qu’il détenait, de l’hôtellerie aux vignobles en
passant par bien d’autres choses. Lors de nos entretiens à bâtons
rompus pendant plusieurs heures dans le hall de l’hôtel des
personnages passaient discrètement saluer notre interlocuteur.
« C’est l’ancien maire de la ville », nous dit-il un
brin ironique à propos de l’un d’entre eux en le présentant
brièvement sans lui accorder la moindre importance. Pour ce qui est
des politiques, surtout ceux de l’actuel gouvernement (de droite,
nationaliste), à peu près tous nos interlocuteurs aroumains de la
République de Macédoine semblent les tenir en peu d’estime,
tandis que les dérives antiquisantes de l’idéologie officielle
n’enthousiasme personne. Je me suis abstenu de chercher à savoir
si le nom de notre hôtel a été choisi pour coller au nouveau cours
de la nouvelle politique de la Macédoine indépendante ou par égard
pour un personnage dont certains Aroumains se réclament à leur tour
avec fierté.
Outre
sa sobriété, sa simplicité et sa générosité (il soutient, entre
autres, nombre de manifestations culturelles des Aroumains et héberge
volontiers si besoin est ceux qui passent par Skopje), c’est la
remarque suivante, formulée « en passant », un peu comme
une évidence, par Sterio qui nous a frappés : « Nu
ni vor » Ils
ne nous aiment pas.
Cette remarque, qui semble traduire un sentiment assez répandu en
République de Macédoine et en général dans les Balkans à l’égard
des Aroumains, m’a fait penser aux Juifs, riches ou pas, au cours
de l’histoire moderne de la Roumanie.
Trois
ou quatre heurs après, Nikola Paligora, une personne plus âgée,
pantalons courts, très vif, fait son apparition dans le hall de
l’hôtel, appelé par Sterio Nakov, qui s’éclipse après nous
avoir indiqué un des serveurs qui, nous prévient-il, bien que
macédonien, parle aussi l’aroumain puisqu’il vient de Kruševo
(en ar. Crushova), ville
fondée par les Aroumains dans laquelle leur langue reste encore
assez répandue.
Avec
Nikola Paligora, c’est très différent, dans un sens, dans un
autre, pas vraiment. Sa famille est originaire de Malovište (en ar.
Malovishta, Muluvishti, roum. Molovişte), à l’ouest du pays, près
de Bitola, une bourgade cossue à l’époque ottomane, dont sont
issus des générations entières de commerçants et des personnages
illustres. Son épouse parle moins bien l’aroumain ; très
élégante, elle a publié plusieurs romans en macédonien. Nous
l’avons rencontrée le lendemain matin à la terrasse du café
juxtaposant les terrains de tennis près de l’hôtel. Ils sont
venus tous les deux pour partager une pita
di veardzâ achetée
dans un magasin réputé de la ville, tout cela parce que la veille
nous avions parlé avec lui des pite
que cuisine Cristina. Au moment de couper sa portion elle s’est
excusée, sa main était défaillante, ce qui expliquait pourquoi
elle a dû acheter la pita
au lieu de la préparer elle-même.
Nikola
Paligora, qui a longtemps séjourné à la City de Londres pour mener
des affaires au nom de la Yougoslavie, sait très bien ce qu’il
veut : il a récemment financé la restauration des fresques de
l’église Sveta Petka de Malovište, édité un beau livre
monographie sur cette église, et un livre-album de généalogie sur
sa famille publié à Belgrade. Bien que je n’aime pas plonger dans
les méandres du passé familial, je vais peut-être demander à
quelqu’un de me traduire certains paragraphes puisque ma famille
était apparentée à des Paligora. Après avoir liquidé leurs
affaires à Sofia, les deux familles, ainsi qu’une troisième, les
Ghiulamila, se sont installées à Bucarest vers 1926. Les noms des
trois figurent sur les deux caveaux qu’ils ont édifiés au centre
du cimetière Bellu, avant même que leurs maisons aient été
achevées. Les Paligora sont nombreux tant à Bitola qu’à
Malovište, comme on a pu le constater dans les cimetières de ces
localités. Ils ont eu de la chance, leur nom n’a pas pu être
slavisé comme Nacu devenu Nakov, ou encore le banquier et ancien
Premier ministre Costa, devenu Kostov, originaire lui aussi de la
région de Štip. Le point
commun entre ces deux derniers, issus de familles de bergers, et
Nikola Paligora, dont les prédécesseurs occupaient des positions
plus prestigieuses, est d’avoir commencé leur carrière à
l’époque yougoslave, ce qui explique la facilité avec laquelle
ils se sont enrichi après la chute du régime communiste, plus
libéral en Yougoslavie qu’ailleurs. Je me souviens de l’oncle de
mon père, Mito Dunda, de Belgrade, qui, quelques années à peine
après l’arrivée de Tito au pouvoir et la nationalisation
notamment de son usine de chimie de Kruševac,
retrouvait une belle place au ministère du Commerce extérieur alors
que tant d’autres personnes, parfois plus instruites, voyaient leur
carrière ruinée à cause du changement de régime. En faisant la
connaissance de Nikola Paligora et surtout de Sterio Nakov, j’ai
éprouvé une réelle sympathie à laquelle je ne m’attendais pas
pour ce genre d’Aroumains avutsi,
riches, que j’avais tendance à regarder de haut auparavant.
Brève
relation d’un voyage en pays aroumain. 2
Skopje :
fiction antiquisante et passé ottoman
Avec
son dédale de ruelles, ses innombrables échoppes de coiffeurs et de
barbiers, de cordonniers et de couturiers, de marchands de kebab et
de souvenirs touristiques, sans oublier ses mosquées et
ses caravansérails qui remontent aux XVe et XVIe siècles,
c’est ce petit quartier, la čaršija
ottomane, au cœur de la capitale macédonienne, qui donne au
visiteur le sentiment que ces lieux ont conservé une vie bien à
eux, différente de ce que l’on trouve ailleurs, un vrai passé,
une histoire, davantage que les églises, les édifices publics et
les ensembles statuaires plus pompeux les uns que les autres…
Jeudi
9 juillet. Le matin, à
la réception, on nous met en mains propres de la part du « manager »
(le mot « patron » tend à disparaître à l’Est) deux
exemplaires d’un livre de son neveu, qui travaille à l’université,
sur « La question valaque et la propagande roumaine en
Macédoine entre 1860 et 1903 » *. Écrit en macédonien, il a
l’air sérieux, très bien documenté, un ami m’a déjà parlé
de ce jeune auteur, qui apparemment ne parle pas couramment
l’aroumain. L’épouse de Sterio est d’ailleurs serbe, nous
a-t-il précisé, sans s’attarder là-dessus. C’est drôle, la
langue se perd en général quand un des deux conjoints n’est pas
aroumain. Pourtant, je n’ai pas rencontré un/e seul/e Aroumain/e
qui aille plus loin que de déplorer sur un air vaguement fataliste
une telle situation. Visiblement, ils/elles gagnent en général au
change, le mélange décrié par la tradition a du bon aussi.
Après
le petit-déjeuner, commencent les choses sérieuses. Plusieurs coup
de file croisés, avec le concours de connaissances communes vivant
parfois à plusieurs centaines de kilomètres de distance, et le
rendez-vous est pris pour l’après-midi avec Jana Mihailova, de la
section aroumaine de la Télévision nationale macédonienne, qui
avait manifesté auparavant le souhait de nous rencontrer.
Le
vieux bazar
En
attendant, nous faisons un tour en ville et, sans nous attarder sur
l’ensemble monumental qui assure la réputation sulfureuse de la
toute récente capitale balkanique, nous nous rendons dans le
quartier turc, du vieux bazar, le seul à avoir survécu au
tremblement de terre de 1963. Avec son dédale de ruelles, ses
innombrables échoppes de coiffeurs et de barbiers, de cordonniers et
de couturiers, de marchands de kebab et de souvenirs touristiques,
sans oublier quelques mosquées qui remontent aux XVe et XVIe
siècles, c’est ce petit quartier, la čaršija
ottomane, au cœur de la ville actuelle, qui donne au visiteur le
sentiment que ces lieux ont conservé une vie bien à eux, différente
de ce que l’on trouve ailleurs, un vrai passé, une histoire,
davantage que les églises et les édifices publics, les uns plus
pompeux que les autres… Évidemment, la tentation est grande
d’« oublier » cette histoire au cours de laquelle la
théocratie ottomane réservait une place peu enviable aux sujets de
confession chrétienne, qui constituaient la majorité de la
population, mais les choses vont ainsi, et les statues à la gloire
d’Alexandre, de son cheval et de ses capitaines ne sauraient
changer quoi que ce soit.
Le
quartier dit turc de Skopje est peuplé aujourd’hui surtout
d’Albanais. Les Turcs, qui représentaient un cinquième de la
« Turquie d’Europe » avant 1913, sont pour la plupart
partis vers « leur » pays qu’ils avaient quitté, pour
certains, plusieurs centaines d’années auparavant. Nombre de
familles aroumaines, en se sédentarisant dans la région de Štip,
se sont installées dans des villages qui étaient en train de se
vider de leurs habitants turcs. Ces derniers semblent avoir laissé
plutôt de bons souvenirs. En revanche, les rapports entre les
personnes de langue maternelle albanaise et la population slavophone,
macédonienne, majoritaire, sont assez tendus. Lors de notre séjour,
dans les quelques brefs échanges que nous avons eus avec eux, en
anglais et par signes, les habitants du quartier turc nous l’ont
fait sentir. Pourtant, cela se passait moins d’un mois après les
manifestations côte à côte des Macédoniens et des Albanais,
poussés par l’arrogance et la bêtise dont Nikola Gruewski et son
gouvernement avaient fait preuve à l’occasion des écoutes
téléphoniques des membres de l’opposition et du carnage de
Kumanovo le 9 mai 2015.
Je
suis toujours gêné en parlant d’Albanais et de Macédoniens, ne
sont-ils pas tous citoyens du même pays ? La notion de
citoyenneté étant ce qu’elle est dans les Balkans on est
contraint de le faire parce qu’eux-mêmes se présentent ainsi
souvent et se reconnaissent entre eux comme tels.
La
télévision macédonienne, vlashka
redaktsia
Fin
d’après-midi, commencent les entretiens devant la caméra dans le
hall de l’hôtel. Cristina passe en premier, c’est Jana Mihailova
qui pose les questions et j’en profite pour m’entretenir avec sa
collègue, Liubica Ghiorghieva. Ce qu’elle dit m’attriste
tout en me réconfortant puisqu’elle confirme mes propres
intuitions. Comment se fait-il que l’État roumain persévère dans
ses prétentions de protéger les « Roumains » du Sud
alors qu’il a essuyé les échecs historiques que l’on sait et
qu’il continue d’échouer dans ses tentatives actuelles ? se
demande-t-elle en substance, en manifestant un étonnement nullement
feint. Pourquoi gaspiller tant d’argent pour des résultats aussi
dérisoires ? Ma réponse, peut-être trop évasive, ne la
convainc qu’à moitié : « Pour l’État roumain et les
nationalistes qui se bousculent pour l’orienter, c’est une
question de prestige, ce n’est qu’à deux reprises qu’ils ont
eu des velléités impériales, en Turquie d’Europe avant 1913 et
en Transnistrie pendant la seconde guerre. Qui plus est, ce qu’ils
tentent depuis la chute du communisme ne coûte pas trop cher comparé
au gaspillage auquel on assiste par ailleurs. »
La
dernière tentative en date de la diplomatie roumaine qu’elle me
raconte est assez stupéfiante, en effet. Sur les insistances de ses
émissaires et sous la promesse de soutenir la candidature d’adhésion
à l’Union européenne de la République de Macédoine, les
Roumains ont failli obtenir la reconnaissance par le Parlement de
l’existence d’une minorité roumaine. Au dernier instant, un
député de l’opposition, d’origine aroumaine, a bloqué
l’opération en demandant de quels Roumains il s’agit au juste,
qui s’est déclaré « roumain » aux recensements de la
population. Après vérification des données officielles, très
précises sur ce thème sensible en République de Macédoine, la
proposition a été abandonnée, ceux-là mêmes qui l’avaient
formulée étant à court d’arguments. Il s’en est fallu de peu
pour que les Aroumains deviennent des Roumains en République de
Macédoine !
Les
autres nouvelles qu’elle me donne ne sont pas plus encourageantes.
Les fantaisies concernant les « makedon-armani », venues
surtout de Roumanie mais ayant des partisans en République de
Macédoine aussi, occasionnent à son avis une nouvelle confusion
avec les « macédo-roumains » d’antan.
En
République de Macédoine, nombre d’Aroumains hésitent encore de
se déclarer tels, beaucoup de jeunes quittent le pays, les requêtes
pour retrouver la forme originaire des noms propres slavisés
traînent en longueur…
Parmi
la jeune génération macédonienne, le nationalisme est très
sourcilleux vis-à-vis des Grecs mais aussi des Bulgares et même des
Serbes. Je l’ai constaté moi-même à plusieurs reprises,
notamment lors d’un séminaire du Courrier des Balkans à Novi
Pazar, en Serbie, où étaient présents plusieurs jeunes
collaborateurs macédoniens. Le contraste était net avec les
Bulgares ou les Serbes également présents. Il s’agit sans doute
d’une manifestation un peu exagérée, propre aux néophytes, m’a
confirmé aussi Liubica Ghiorghieva. La question que je me pose
est de savoir si cette manifestation passionnée, pas forcément
agressive mais très vive et souvent à fleur de peau en raison
d’adversités réelles ou supposées, n’étouffe pas certains
Aroumains, surtout ceux issus de familles mixtes.
Enfin,
les deux journalistes m’expliquent que les langues bulgare et
macédonienne sont à tout point de vue, y compris de
l’intercompréhension, plus proches entre elles que les langues
roumaine et aroumaine. Les différences entre les deux premières
sont plutôt de l’ordre de celles qui séparent l’aroumain en
usage chez les Armãni
et les Rrãmãni.
Elles semblent très sûres d’elles en l’affirmant ; en tout
cas, sans être linguistes, elles sont bien placées pour trancher.
Rappelons, si besoin est, que les linguistes sérieux de nos jours
refusent de se prononcer sur ce genre de problèmes, politiques par
excellence.
Très
professionnelles, ces deux journalistes aroumaines m’ont fait une
forte impression et procuré une satisfaction qui m’a surpris :
Nous aussi, avons nous des journalistes, dans une chaîne publique de
surcroît, comme tout le monde !
L’entretien
avec Cristina a eu lieu en aroumain. Pour celui qui a suivi, avec
moi, les questions étaient en aroumain les réponses en français,
puis traduites en off en aroumain. Avec Liubica nous avons parlé en
aroumain, et, un peu plus tard, j’ai remarqué que Jana et Liubica
se sont entretenues à plusieurs reprises en macédonien.
Manifestement, elles n’avaient rien de secret à se dire,
l’explication et tout autre et assez simple. On communique dans la
langue que l’on a en commun qui correspond le mieux à la
situation. Avec Cristina et en partie avec moi c’est l’aroumain
que Jana partageait le mieux. Moi, avec Liubica, je n’avais pas le
choix, alors j’ai fait l’effort de parler en aroumain, avec des
résultats sans doute peu glorieux, mais nous nous sommes bien
compris. Bien que de langue maternelle aroumaine les deux, Jana et
Liubica passaient spontanément au macédonien s’agissant de choses
techniques pour lesquelles il faut chercher les mots en aroumain,
langue qui n’a jamais été enseignée ni vraiment standardisée.
J’avais déjà remarqué ce phénomène dans d’autres occasions,
en Roumanie, bien entendu, puisque les Aroumains parlent aussi le
roumain, mais aussi dans un pays comme l’Albanie, lors de mes
entretiens avec des interlocuteurs aroumanophones qui maîtrisaient,
comme moi, l’italien.
NOTE
* Nikola
Minov, Vlashkoto
prashnje i romanskata propaganda vo Makedonia,
Skopje, 2013, 482 p. Cela étant, le titre me fait penser à la
propaganda
romanika
dénoncée avec tant de fougue, y compris dans les situations les
plus improbables, par les nationalistes en Grèce.
Brève
relation d’un voyage en pays aroumain. 3
L’ethnofestival
de Punikva :
rencontre
avec le poète Vanghiu Dzega
Punikva,
vendredi 10, samedi 11 et dimanche 12 juillet. Très tôt, nous nous
dirigeons en voiture vers Kočani,
à l’est de Skopje, pour grimper sur la montagne Punikva (1500 m)
où se déroule demain, samedi, la 8e
session du festival « Di Sum-Chetru, tutsi tu munti »
A
la Saint-Pierre, tous au sommet de la montagne !.
Pour être plus précis, il faudrait dire l’ethnofestival : la
promptitude avec laquelle on a adopté le mot « ethno »
pour désigner les manifestations populaires que l’on appelait
auparavant folkloriques ou nationales est étonnante. On dirait que
les peuples, qui se présentaient comme des nations jadis n’hésitent
plus à retourner au stade ethnique. Les nations seraient-elles en
train d’acquérir mauvaise réputation ? Il s’agit
probablement plutôt d’une affaire de mode langagière.
Au
volant, en admirant le paysage, je réalise à quel point mon plaisir
s’accroit au fur et à mesure que l’état des routes empire. Dans
les Balkans, tels que je les connais depuis une quarantaine d’années,
glisser sur une autoroute ou voie rapide, sans rencontrer d’obstacle,
ne me dit pas grand-chose. Pourtant, j’ai déjà beaucoup souffert
jadis en me rendant aux localités aroumaines toujours haut perchées
comme Samarina, Siracu ou Voskopojë (ar. Muscopuli, gr. Moskopolis,
roum. Moscopole) et on ne peut que se féliciter du fait
qu’aujourd’hui elles sont plus facilement accessibles.
Arrivés
à destination, pas grand-monde, mais Kira et Iani Mantsu, nos amis
de Francfort qui habitent l’été la Chalcidique, sont là. Le
soir, nous sommes déjà plus nombreux, les Aroumains venus d’Albanie
sont de la partie aussi, on mange, on boit, on chante à tour de
rôle. Le lendemain, pas mal de nouveaux participants parmi lesquels
la principale attraction du festival, l’ensemble chorégraphique de
Veria, un des plus réputés pour ses prestations. Suivis de près
par les caméras de la télévision nationale macédonienne, les
« Grecs » remportent un net succès. Décidément, les
rencontres internationales aroumaines peuvent contribuer à leur
façon à l’« amitié entre les peuples », comme on
disait à l’époque communiste.
« Lipseashte
sã ai multsi pradzi ti un ahtari spectacol »
Il
faut avoir beaucoup d’argent pour organiser un tel spectacle !,
me chuchote, rêveur et un brin jaloux un des membres de l’ensemble
macédonien « Gramoshteni » en me montrant les costumes
traditionnels étincelants des « Grecs ». Bien préparés,
plus nombreux que les autres, ces derniers faisaient en effet figure
de professionnels de la danse et surpassaient les ensembles
macédonien et albanais présents. Aroumains sont les uns et les
autres, mais le pouvoir d’achat n’est pas le même de nos jours
en Grèce qu’en République de Macédoine ou en Albanie. Le plus
drôle est que ce même monsieur, au physique rappelant Antony Quin
dans Zorba, bon danseur malgré son poids et son âge avancé,
exhibait avec fierté quelques heures auparavant sa longue chemise
tissée à l’ancienne en 1900, selon ses dires, à Saruna
(Thessalonique), pour son grand-père. Moins fortunés et plus âgés
que leurs coethniques grecs, les membres de l’ensemble macédonien
parlaient tous l’aroumain. En Grèce, les coutumes et la
personnalité « valaque » sont bien conservées,
nettement moins la langue.
La
localité où a eu lieu cette manifestation comporte plusieurs
maisons assez cossues, quelques villas, deux restaurants ouverts, une
station de téléférique pour les sports d’hiver. Il n’y a pas
si longtemps, à la veille de la Seconde Guerre encore, à la place
de tout cela il y avait quelques modestes installations (calive)
des bergers aroumains qui y séjournaient avec leurs familles et
leurs troupeaux de moutons entre la Saint Georges et la Saint
Dimitri. C’était une parmi tant d’autres « montagnes
aroumaines », celle dont parlait Sterio Nakov par exemple,
« perdues » lorsque les États nations ont pris le relais
des Ottomans dans les Balkans. C’est Vanghiu Dzega (nom d’état
civil : Kostov), auteur de beaux recueils de poèmes, immigré
aujourd’hui en Italie, revenu au pays pour se ressourcer, qui nous
le raconte le lendemain de la manifestation. Il est né à Sveti
Nikole, petit village de la plaine de Štip,
mais sa famille venait de Punikva où son père est né. Après la
Seconde Guerre mondiale, la famille fut contrainte de se
sédentariser…
PS Ce
n’est qu’en rédigeant ce journal que j’ai réalisé que
j’avais traduit il y a presque dix ans cet auteur, ainsi que son
confrère, également présent à l’événement de Punikva, Santa
Djika. Je ne les connaissais pas en ce temps mais leurs poèmes
avaient fait une forte impression sur moi. En voici deux, le premier
est de Vanghiu Dzega, le second de Santa Djika :
Paradis
empoisonné/Paradisu
anfãrmãcosu
Je
gravis la colline/Regarde vers le bas/La vallée est verte
/Et on
entend les oiseaux
Mi-alinu
pi ohtu/Anghiosu mutrescu/Valea-i veardi/Puiljilji s-avdu
Une
jeune chante/En labourant le champ/Je n’arrive pas à comprendre/Si
son chant/Est en aroumain/Ou en humain !
Vãrã
tinirã cãntã/Lucrãndalui tu cãmpu./Nu potu s-achicãsescu/Desi
cãnticlu a ljei/Easti pi armãneashti/Icã-i pi umineashti.
Elle
est triste, ma vie/Quelle beauté j’abandonne !/Je me retourne
encore une fois/Apercevoir de loin la maison : /La fumée sort par la
cheminée /Du foyer paternel !
Shcreta-nji
di banã
/Tsi mushuteatsã alasu! /Mi shutsu nica unã oarã /Di
largu u vedu casa-a mea/Fumu ditu ugeacu iasi /Di la vatra-nji
pãrinteascã.
Non-retour
/Avec
chant envoyé/En langue étrangère. /Existence/Avec chant attendu/En
langue étrangère !
Niturnaticu
/Cu
cãnticu pitricutu /Pi xeanã limbã /Bãnaticu
/Cu cãnticu
ashtiptatu !/ Pi xeanã limbã.
Je
ne veux pas être partagé/Nu
voiu s-mi-mpartã
Qu’est-ce
que cette langue/un cœur/une âme/deux noms !
Tsi lai limbã! /unã inimã/
unu gianu/ dauã numi!
Une partie de mon Moi/brisée, se
vend pour l’âme/par des mots.
Unã parti di a meu Io /
aruptã s-vindi ti suflitu/ tu zboarã
Rendue
étrangère à Moi/pourquoi la condamner ? /elle veut vivre.
Xinitã di Io/
nu u-aflu
strãmbã?/ Va s-bãneadzã.
Mais
l’autre partie, celle qui est restée,/ me pousse
et intime à
l’étrangère :
Ma
alantã mi tradzi nãinti! /Alantã, armasa,/
a xinitãljei
lji-astrigã:
Pour
moi tout entier/pour toi tout entière/ reste ici/pour ton vrai Moi.
Ti-ntreagã
tini/ ti-ntreagã mini/ armãni aoa/ ti dealihea Io.
Et c’est toujours ainsi/je les entends chuchoter jour et nuit/se chamailler quand elles cherchent les mots/ se réconcilier en les retrouvant./ J’aime les deux, pour mon Moi tout entier/ aoumain!
Dipriunã ashi/Li-ascultu/ dzuã sh-noapti ciuciurã./ Ãn gurã s-vãryescu/ ãn cali sã strãvusescu. /Li voi doauli, /ti-ntregu Io/ Armãnescu!
Note
Ces deux poèmes ont été publiés dans l’anthologie bilingue parue à Charleroi, en Belgique, Noi, poetslji a populiloru njits=Nous, les poètes des petits peuples établie par Kira Iorgoveanu-Mantsu avec des traductions en français par Mariana Bara et moi-même, p. 188-189 et 222-223.



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